Lettre à une jeune personne de 16 ans (1)

Carte blanche

N° 379 - Publié le 4 avril 2020
Planète Terre
Pixabay
Portrait Valérie Masson-Delmotte
Carte blanche
Valérie Masson-Delmotte
Paléoclimatologue au LSCE, coprésidente d'un groupe de travail du Giec.

Cher.e jeune ami.e, je voudrais regarder vers le passé et vers le futur, et réfléchir aux relations entre science du changement climatique et société.

Quand j'avais ton âge, élève au lycée, j'aimais lire des magazines de vulgarisation scientifique. En 1987, des recherches émergeaient sur les observations spatiales de la Terre, la modélisation du climat, les carottes de glace de l'Antarctique. J'étais aussi fascinée par les nuages et je pouvais passer des heures à les observer ! Mon émerveillement pour la beauté de la nature et mon enthousiasme pour les développements scientifiques sont à l'origine de ma motivation à devenir climatologue.

À l'époque, les connaissances sur les changements climatiques étaient beaucoup plus limitées qu’aujourd’hui. Les progrès en sciences du climat ont été spectaculaires, grâce au soutien des gouvernements à la recherche fondamentale. Nous avons la capacité de faire le suivi des aspects clés du système climatique : les changements du bilan énergétique de la Terre, du climat mondial et régional, depuis le sommet de l'atmosphère jusqu'aux profondeurs des océans, des pôles aux tropiques.

Le rapport Charney en 1979

L'année dernière, les médias ont célébré le 50e anniversaire du premier pas d'un être humain sur la Lune. Aucun écho de ce genre n'a été donné au rapport Charney, publié en 1979. Il était l'une des premières évaluations scientifiques de l’effet des gaz à effet de serre émis par les activités humaines sur le climat mondial. Ce rapport estimait que la sensibilité du climat (une mesure qui permet d'évaluer le réchauffement le plus probable à la surface de la Terre, résultant d'un doublement de la concentration atmosphérique de CO2 par rapport aux niveaux préindustriels) était proche de 3° C, avec une plage probable de plus ou moins 1,5° C. Depuis, de nombreuses sources d'information issues de l'étude des climats passés, d'observations, de travaux théoriques et de modèles climatiques numériques ont confirmé ce résultat.

Une perturbation du climat sans précédent

Notre connaissance des climats passés démontre la perturbation sans précédent causée par les activités humaines sur le climat de la Terre. Des études ont confirmé que l'augmentation actuelle de 1° C de la température moyenne à la surface du globe, depuis la fin du 19e siècle, est plus importante, plus rapide et plus synchrone à l'échelle mondiale qu'à aucun autre moment au cours des deux derniers millénaires.

Nous voyons déjà la réalité de ce climat qui change dans les tendances régionales et les événements extrêmes, qui affectent les écosystèmes et les moyens de subsistance partout. En France, votre examen du brevet a été reporté en raison d'une vague de chaleur record. Cette canicule a été rendue plus probable par le changement climatique en cours.

Cher.e jeune ami.e, tu es un.e enfant de l'Anthropocène¹. En 1988, quand j'étais adolescente, les gouvernements ont créé le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec). Il est remarquable que les principales caractéristiques de ce qui a été observé au cours des trente dernières années aient été correctement anticipées dès les premières simulations rudimentaires océan-atmosphère, publiées en 1989.

Aujourd'hui, avec plus de 20 000 publications dans des revues scientifiques avec les mots clés "changement climatique", la production de connaissances dans toutes les disciplines scientifiques s'accélère. Le Giec, qui a célébré son 30e anniversaire en 2018, déploie actuellement des efforts herculéens pour produire une série de rapports dans le cadre de son sixième cycle d'évaluation. Nous venons de terminer les trois premiers rapports spéciaux de ce cycle.

Cher.e jeune ami.e, imagine derrière moi les 300 auteurs de ces rapports, et ceux qui y ont contribué ! Ils s'appuient sur l'analyse des 20 000 publications scientifiques et ont reçu 70 000 commentaires de milliers de chercheurs du monde entier. Je leur suis très reconnaissante pour leur travail bénévole et leur dévouement. Ces rapports sont préparés pour les décideurs politiques des gouvernements, mais aussi pour les citoyens du monde et particulièrement pour votre génération.

Vos jeunes voix sont puissantes

Cher.e jeune ami.e, tu ne grandis pas dans le même monde que le mien quand j'avais 16 ans. Je ne pouvais trouver de l'information que dans les médias classiques, les encyclopédies et les bibliothèques. Aujourd'hui, la plupart des gens utilisent les réseaux sociaux. Vous êtes entourés d'un foisonnement d'informations, facilement accessibles par le biais d'Internet. Dans ce monde de "fake news", vous avez plus que jamais besoin de comprendre la différence entre les faits et les opinions. La voix de la science sur les réseaux sociaux est faible. Vos jeunes voix sont puissantes pour que la science ne soit pas ignorée !

La science est unique. La préparation des rapports du Giec suit ses principes pour fournir des évaluations de manière rigoureuse, exhaustive, objective et transparente. Pourquoi le rapport spécial du Giec sur le réchauffement climatique de 1,5° C est-il important pour vous ?  Il montre que chaque fraction de réchauffement compte, chaque année compte, chaque choix compte. Au rythme actuel de 0,2° C par décennie, le réchauffement atteindra 1,5° C entre 2030 et 2050 environ. À ce moment-là, tu auras mon âge. Ce monde plus chaud de 1,5° C sera votre monde.

Des transitions rapides et profondes

Notre rapport montre que pour la préservation des écosystèmes, la santé, les moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, l'approvisionnement en eau, la sécurité humaine et la croissance économique, il y a des avantages à limiter le réchauffement de la planète à 1,5° C. Cela impliquerait de réduire les émissions de CO2 de 50 %
d'ici 2030 et d'atteindre un niveau net zéro d'ici 2050. Cela nécessiterait des transitions rapides, profondes et sans précédent dans les systèmes énergétiques, l'utilisation des terres, les systèmes urbains, industriels et les infrastructures, en utilisant toute une palette de technologies et de changements de comportements. Ce qui va se passer cette année et au cours des suivantes va façonner votre monde. Plus d'atténuation maintenant signifie plus de marge de manœuvre pour vous. Moins d'atténuation maintenant veut dire plus de changements climatiques à vivre et à affronter.

Nous pouvons concevoir des transitions éthiques, justes et équitables. Dans chaque contexte, une combinaison judicieuse de mesures d'adaptation au changement climatique et de réduction des émissions peut aider à atteindre les objectifs de développement durable, par des voies de développement bas carbone et résilientes. Notre évaluation montre que les bénéfices les plus importants sont obtenus lorsque nous réduisons la demande d'énergie, la consommation de matériaux non renouvelables et la pression sur les terres, grâce à des régimes alimentaires sains et respectueux de l'environnement.

Cher.e jeune ami.e, ce n'est pas exactement ce que les publicités qui t'entourent promeuvent ! Nous en savons assez pour agir, mais nous avons également besoin d'un soutien pour la science afin de combler les lacunes en matière de connaissances identifiées dans chaque rapport du Giec.

Par exemple, comment les choix de développement influeront-ils sur l'ampleur des risques liés au climat ? Quelles seront les interactions entre le changement climatique, le changement d'affectation des terres, la santé de la végétation et le stockage du carbone dans les écosystèmes terrestres ?
Cette question me sert de transition vers le deuxième rapport spécial du Giec de ce cycle, axé sur le changement climatique et les terres.

La gestion durable des terres

Les terres sont soumises à une pression croissante. Les activités humaines touchent 70 % des terres², dont 25 % sont déjà dégradées. La façon dont nous produisons les aliments et ce que nous choisissons de manger contribuent à la destruction des écosystèmes et à la perte de la biodiversité. Notre système alimentaire est responsable d'environ 30 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Les changements climatiques entraîneront une baisse des rendements des cultures, une hausse des prix des aliments et des perturbations de l'approvisionnement alimentaire. Et dans un monde qui se réchauffe, la capacité des terres à stocker le carbone peut diminuer.

Les actions à court terme, visant à promouvoir la gestion durable des terres, contribueront à restaurer les écosystèmes naturels et leur capacité à stocker le carbone. Il existe de multiples options pour agir, par une intensification durable de la production, une réduction des pertes et des déchets, et une transition vers des régimes alimentaires sains et respectueux de l'environnement, réduisant ainsi la pression sur les terres. Nous en savons assez pour agir maintenant !

 

La version originale de ce texte a été écrite par Valérie Masson-Delmotte le 7 janvier, sur son compte Twitter. La seconde partie de cet extrait a été publiée dans Sciences Ouest n°380.

1. Nouvelle ère géologique, commencée depuis que l’homme a une influence à l’échelle de la planète.

2. Non recouvertes de glaces.

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