Le corps en représentation

N° 327 - Publié le 7 janvier 2015

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Dès l’Antiquité, scientifiques et artistes ont, dans des buts différents, cherché à représenter le corps.

Qu’est-ce que le corps ? Médecin, chercheur en psychopathologie, sociologue, artiste, malade ou bien portant n’en donneront pas la même définition. Et en ce qui concerne sa représentation, celle-ci a évolué au cours du temps, en lien notamment avec les connaissances scientifiques de chaque époque. Dès l’Antiquité, le peuple grec est avide de questions. Les ouvrages d’anatomie de Galien et Hippocrate (pères de la médecine et de la pharmacie) témoignent de cette recherche de vérité. Le Moyen Âge est plus tournée vers la symbolique, les analogies et les allégories. « Le corps alors est considéré comme une version réduite de l’Univers... Les problèmes pulmonaires étaient traités avec de la Pulmonaria officinalis, dont les feuilles ressemblaient à des poumons ! Tandis que la Scutellaria soignait les maux de tête selon le même principe analogique », illustre Maï Le Gallic, médiéviste et enseignante en histoire de l’art à l’École des beaux-arts de Rennes. Les choses changent à la Renaissance. Quand les autopsies commencent à être autorisées(1), les connaissances en anatomie progressent. Dans ses écorchés, Vésale (1514-1564), un des plus grands anatomistes de tous les temps, représente avec une grande fidélité les muscles et les tendons. Mais il s’attache aussi à mettre le corps en belle position, les bras écartés.

L’autopsie pratiquée par les artistes

« De leur côté, les artistes se sont mis à pratiquer l’autopsie avant que les grands traités médicaux d’anatomie ne soient publiés, ce qui témoigne d’un intérêt propre. Et ils n’étaient pas influencés par les avancées médicales, puisque celles-ci n’étaient pas encore connues du grand public », précise Maï Le Gallic.
Bien qu’il n’ait jamais pratiqué d’autopsies, l’humaniste italien Alberti (1404-1472), dans son ouvrage De Pictura, explique combien il est important de connaître l’intérieur du corps pour réaliser des représentations fidèles. Léonard de Vinci (1452-1519) appliquera ce concept avec rigueur et pratiquera, lui, plusieurs autopsies. « Un dessin anatomique très proche d’un de ses tableaux inachevés - le Saint Jérôme datant de 1480(2) - montre comment il élaborait ses peintures : on peut tout à fait voir qu’il réalisait les muscles avant de peindre la peau ! » De même, Michel-Ange (1475-1564) se forme à l’hôpital de Florence et réalisera sa première autopsie vers 18 ans. « Obsédé par le corps et la vérité, il continuera chez lui, à Rome. Pourtant, ses œuvres sont plutôt maniéristes, explique Maï Le Gallic. Et il déforme sans cesse les proportions. On peut dire qu’à partir de là, les artistes vont prendre plus de liberté vis-à-vis de la vérité et de la science. »

Les progrès de la médecine continuent. Peu à peu, l’intérieur du corps se révèle grâce notamment à la découverte des rayons X et de la radiographie par Röntgen en 1895. La science se spécialise et, de son côté, la création plastique petit à petit s’autonomise et se définit comme art, selon un processus qui s’accentue au 18e siècle et s’achève au cours du 19e.

Le corps, objet social

Dans l’histoire de l’art, les corps représentés, surtout ceux des femmes, sont idéalisés. Nus, ils s’offrent au regard des autres. Cette vision perdure jusqu’au milieu du 20e siècle. Mais à partir des années 60, le rapport au corps change, les pratiques artistiques se mélangent - on parle de performances - et les corps deviennent actifs. « Les artistes veulent montrer que l’art c’est la vie, explique Sandrine Ferret, photographe et maître de conférences en arts plastiques à l’Université Rennes 2. Ils s’inspirent de gestes simples de la vie quotidienne et la représentation du corps devient moins importante que ce qu’il fait. » Les artistes développent des pratiques proches du rituel, ils n’hésitent pas aussi à s’inspirer des travaux d’ethnologie de Claude Lévi-Strauss sur les civilisations primitives. Dans les années 60 et 70, le changement vient aussi du fait que les femmes se mettent à revendiquer le droit d’être elles-mêmes artistes et à exister. Elles utilisent leur corps comme un objet de revendication politique et social. Leurs performances visent à troubler les représentations dominantes des identités.

Le numérique met tout en image

Le début des années 80 est marqué par l’arrivée de la technologie qui atteint son paroxysme dans les années 90. On parle de révolution numérique. Tout est mis en images. Combinées au diktat de la mode et du sport à tout crin, les technologies numériques deviennent un moyen de tout uniformiser et, surtout, de fabriquer des images de corps parfaits qui ramènent à des idéologies passées. « Aujourd’hui la société numérisée offre le spectacle d’un corps image, signalant de fait une sorte de retour à la tradition picturale, mais sous des intentions commerciales. Les artistes, plus particulièrement féminines, interrogent le bien-fondé de ce corps spectacle, et travaillent par l’image l’impact socioculturel de ce retour », ajoute Sandrine Ferret.

Les contacts directs se raréfient

Notre rapport au corps est un phénomène complexe qui change en fonction des époques. Grâce aux progrès de la médecine et des technologies d’imagerie, le corps matériel a livré beaucoup de secrets. L’homme a développé des astuces pour le réparer, l’aider, pallier ses incapacités. Mais à l’heure où le corps n’est plus tabou et où l’on ne parle plus que de communication, les contacts directs entre les gens tendent à se raréfier... Parfois, le corps s’exprime aussi sans parler (anorexie, tatouages, scarification). Ce langage est décrypté depuis la fin du 19e siècle par la psychanalyse et continue de nous réserver des surprises. Il s’agit d’une autre écoute qui est le travail des psychologues, des psychanalystes et des sociologues.

Le corps sur tous les terrains

« Le corps a gagné du terrain en sciences humaines et sociales. » Ces mots prononcés le 12 juin dernier par Raymonde Séchet, vice-présidente chargée de la recherche, de la valorisation et de l’innovation à l’Université Rennes 2, ont introduit la troisième édition de la journée de la recherche intitulée : Faire corps, perspectives plurielles de la recherche sur le corps aujourd’hui(3). Les recherches sur le corps dépassent en effet largement le domaine des sciences dures avec la médecine, le développement de nouveaux médicaments ou de nouvelles prothèses... Car le corps est au centre des relations humaines, sociales et culturelles. Il exprime ou réprime des émotions. Il est l’intermédiaire entre le Moi et l’Autre... Il est représenté, mis en mouvement et entre de fait dans les domaines d’études des sciences sociales, en passant par les arts et la littérature.

La journée a été filmée et les différentes sessions peuvent être (re)visionnées sur : www.lairedu.fr/faire-corps-seance-douverture
Nathalie Blanc

(1) La première autopsie publique a lieu à l’université de Bologne (Italie) en 1315. Elle est pratiquée par Mondino de Liuzzi.

(2) Le tableau est conservé à la pinacothèque du Vatican.

(3) Après Humanité et numérique en 2012 et Mémoire(s) : construction, interprétation, enjeux en 2013.

 

Maï Le Gallic
mai.legallic [at] gmail.com (mai[dot]legallic[at]gmail[dot]com)

Sandrine Ferret
sandrine.ferret [at] uhb.fr (sandrine[dot]ferret[at]uhb[dot]fr)

 

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